L’ergonomie de l’innovation
Pourquoi la manière dont on présente les idées en Tech peut être un frein à l’influence ?
La surcharge cognitive : un obstacle à l’appropriation des technologies
Dans un monde où l’innovation technologique s’accélère constamment, l’acculturation des individus aux nouvelles technologies représente un défi majeur. L’IA, la blockchain, les systèmes distribués… Ces concepts complexes exigent déjà un effort cognitif important pour être compris. Mais le véritable obstacle ne réside pas uniquement dans la complexité intrinsèque de ces sujets. Il se trouve avant tout dans la manière dont ces technologies sont présentées et expliquées.
Notre environnement informationnel est désormais structuré en flux continus, en tableaux interactifs, en bases de données dynamiques, en expériences hybrides entre réel et virtuel. Cette architecture produit des contenus sans cadre défini, plongeant notre cerveau dans un état de confusion et d’anxiété cognitive. Or, cette approche va à l’encontre des mécanismes naturels d’apprentissage humain.
L’humain apprend par récits, pas par accumulation de données
Comme le souligne Yuval Noah Harari dans Sapiens, l’évolution de notre espèce est indissociable de notre capacité à créer et transmettre des récits. Ce n’est pas une simple caractéristique culturelle : notre cerveau s’est littéralement développé autour de la narration. Nous assimilons le monde à travers des histoires cohérentes, avec un début et une fin, des causes et des conséquences.
Cette dimension neurobiologique de l’apprentissage est également explorée par Idriss Aberkane dans sa conférence sur l’économie de la connaissance (lien vers la vidéo). Il y démontre comment la neuroergonomie – l’étude de l’adaptation des interfaces aux capacités cognitives du cerveau – joue un rôle fondamental dans notre capacité d’apprentissage. Selon Aberkane, les formats qui respectent les contraintes biologiques de notre cerveau (notamment sa préférence pour les structures narratives et les associations significatives) permettent une assimilation beaucoup plus profonde et durable que ceux qui forcent notre système cognitif à fonctionner contre sa nature.
Sur cette question de la finitude des choses, ce témoignage d’Alexandre Astier dans cette interview m’avait lui aussi, beaucoup inspiré.
Pourtant, l’ergonomie actuelle de l’information numérique rompt avec cette logique fondamentale. Notre façon de naviguer dans un fil d’actualités, de passer d’un lien à l’autre, d’ouvrir plusieurs onglets simultanément nous contraint à traiter l’information comme un ensemble fragmenté plutôt que comme un récit cohérent. Les conséquences sont prévisibles : surcharge cognitive, incapacité à hiérarchiser l’information, et finalement, échec de l’acculturation.
Ce n’est pas un hasard si les formats qui facilitent aujourd’hui l’appropriation technologique sont ceux qui respectent notre besoin de structure narrative :
Les podcasts : une voix qui guide, explique progressivement un concept.
Les interviews approfondies : un échange structuré qui explore méthodiquement un sujet.
Les newsletters thématiques : une idée centrale, développée puis synthétisée.
Les tutoriels vidéo scénarisés : un problème posé, une démonstration, une solution.
À l’inverse, les plateformes qui morcellent l’information en une multitude de micro-contenus (TikTok, Twitter, les flux d’actualités en continu) constituent un obstacle structurel à l’acculturation technologique : elles ne respectent pas l’ergonomie cognitive naturelle du cerveau humain.
L’économie de l’attention contre l’économie de la compréhension : Ces plateformes sont conçues pour maximiser le temps passé et le nombre d’interactions, pas pour optimiser la compréhension. Leur modèle économique repose sur la captation continue de l’attention, encourageant une consommation rapide et superficielle. À l’opposé, l’acculturation technologique demande concentration, réflexion et intégration progressive – des processus incompatibles avec le défilement perpétuel.
ChatGPT et le pouvoir des interfaces familières
L’adoption fulgurante de ChatGPT illustre parfaitement ce principe. Son succès ne tient pas tant à sa puissance technologique qu’à son interface d’une simplicité déconcertante : une fenêtre de conversation. Pourquoi cette approche fonctionne-t-elle ? Parce qu’elle s’appuie sur un modèle d’interaction que notre cerveau maîtrise déjà.
La conversation est une structure intuitive pour nous, ancrée dans notre évolution. Une question, une réponse. Un échange fluide qui donne l’illusion d’un dialogue humain. Si ChatGPT avait été présenté sous forme d’une interface complexe avec de multiples paramètres et options, son adoption aurait été considérablement plus lente.
Cette leçon est cruciale pour l’acculturation technologique : les technologies qui réussissent à s’intégrer dans notre quotidien sont celles qui épousent nos habitudes cognitives préexistantes, et non celles qui nous forcent à adopter de nouveaux schémas mentaux.
L’illusion du contenu infini : un frein à l’apprentissage
Les plateformes sociales et les outils de curation ont conditionné les utilisateurs à naviguer dans des flux sans fin. Cette conception crée un paradoxe : plus nous sommes exposés à l’information, moins nous en assimilons. Plus nous parcourons de contenus, moins nous intégrons les concepts fondamentaux.
Ce phénomène n’est pas simplement lié à notre capacité d’attention limitée. Il s’agit d’une contrainte biologique. Notre cerveau n’est pas conçu pour traiter un flux ininterrompu d’informations. Il recherche des repères, des pauses, des transitions claires entre l’essentiel et l’accessoire. C’est pourquoi nous avons toujours privilégié les objets informationnels finis : un livre, une conférence, un article structuré.
Les réseaux sociaux nous transforment en consommateurs d’annuaires dynamiques, nous submergeant d’informations sans cadre ni hiérarchie. Cette approche est fondamentalement incompatible avec un processus d’acculturation technologique efficace.
Information Design : faciliter l’appropriation des concepts technologiques
Robin Good, expert en thought leadership marketing, explique dans son article “Stop Designing Content and Start Designing Information” que la structuration de l’information est plus déterminante que le contenu lui-même. Trop souvent, les interfaces et documents sont conçus selon des critères esthétiques ou techniques, négligeant la façon dont le cerveau humain assimile réellement l’information.
Il identifie plusieurs obstacles courants à l’acculturation :
La surcharge visuelle : des interfaces où l’attention est constamment détournée.
L’absence de hiérarchie : des contenus qui ne guident pas l’apprenant vers l’essentiel.
Les formats sans structure : des ressources sans progression logique identifiable.
L’idée fondamentale de Robin Good est que l’information doit être conçue pour être explorée intuitivement, pas simplement consommée passivement. Chaque élément doit guider l’utilisateur vers une compréhension progressive et sans friction cognitive.
C’est précisément le défi de l’acculturation technologique : en multipliant les interfaces complexes, les flux d’informations infinis ou les documents surchargés d’éléments interactifs, nous créons un environnement hostile à l’apprentissage naturel du cerveau humain.
Comment structurer l’information pour faciliter l’acculturation technologique ?
Pour favoriser l’appropriation des technologies, l’enjeu n’est pas seulement de présenter des informations exactes, mais de les rendre assimilables. Cela implique une ergonomie informationnelle adaptée aux mécanismes d’apprentissage humains. Voici quelques principes à adopter :
Construire un parcours d’apprentissage clair → Ne laissez pas vos apprenants naviguer sans boussole dans un océan d’informations. Même pour un sujet complexe, proposez un chemin balisé avec des étapes identifiables et une progression visible.
Utiliser la narration et les métaphores → Les concepts technologiques s’intègrent mieux lorsqu’ils sont présentés à travers des histoires ou des analogies que l’apprenant peut visualiser et rattacher à son expérience personnelle.
Limiter les distractions → Un tutoriel où l’on peut constamment cliquer pour ouvrir des contenus annexes finit par disperser l’attention. Privilégiez une progression linéaire pour les concepts fondamentaux.
Créer des pauses cognitives → L’apprentissage nécessite des moments de respiration. Intégrez des synthèses, des récapitulatifs, des exercices pratiques qui permettent de consolider les acquis avant d’aborder de nouveaux concepts.
Favoriser des unités d’apprentissage distinctes → Un fil X/Twitter de 100 messages sur l’intelligence artificielle sera moins efficace qu’un cours structuré en modules clairement identifiés. Si votre contenu est vaste, divisez-le en parties cohérentes.
Respecter la charge cognitive de l’apprenant → N’essayez pas d’expliquer tous les aspects d’une technologie simultanément. Chaque séquence d’apprentissage doit se concentrer sur un objectif précis.
Vers une acculturation technologique plus humaine
La technologie ne doit pas dicter la forme de notre apprentissage. Pour faciliter l’acculturation technologique, il est essentiel de revenir à des formats qui respectent les mécanismes naturels d’assimilation du cerveau humain : plus structurés, plus progressifs, plus ancrés dans les schémas narratifs qui ont toujours facilité la transmission des connaissances.
C’est le défi des éducateurs, formateurs et vulgarisateurs technologiques aujourd’hui : ne pas céder à la tentation des interfaces sophistiquées au détriment de la clarté pédagogique. Car l’acculturation technologique ne se mesure pas à la quantité d’informations transmises, mais à la capacité à transformer des concepts complexes en compétences pratiques et en compréhension profonde.
Dans un monde où la technologie évolue plus vite que notre capacité naturelle à l’assimiler, l’ergonomie de l’information n’est pas un luxe esthétique, mais la condition même d’une démocratisation réussie des savoirs techniques.