L’innovation technologique est souvent présentée comme un processus linéaire, une succession d’avancées techniques qui, à force de rupture, finissent par transformer nos sociétés. Mais cette vision masque une réalité plus complexe : l’innovation n’existe que parce qu’elle est racontée. Avant d’être un produit, une technologie ou un service, elle est un récit, construit et diffusé à travers des canaux d’information qui lui donnent son poids et son existence.
Or, dans un monde saturé de contenus et de discours, la question n’est plus seulement ce qui est inventé, mais ce qui est raconté, par qui et pourquoi. Depuis la montée en puissance des médias spécialisés dans la tech jusqu’à l’ère des influenceurs et des podcasteurs, l’information façonne l’innovation autant qu’elle la décrit. Avec la centralisation des plateformes numériques et la transformation de la guerre informationnelle en un enjeu économique, il ne s’agit plus seulement de comprendre comment l’innovation naît, mais comment elle est mise en scène, manipulée et instrumentalisée.
Quand l’innovation devient un spectacle
Les médias technologiques, avides de nouveautés, participent à un cycle bien rodé. Une innovation émerge, souvent encore embryonnaire. Un premier article en vante les mérites. Rapidement, les investisseurs, les analystes et les influenceurs s’en emparent, créant un effet de résonance. Les entreprises adoptent le discours, parfois bien avant que la technologie ne soit mature. L’innovation devient alors une prophétie auto-réalisatrice : elle doit exister puisqu’on en parle.
Le Web3 devait libérer Internet des GAFAM.
Le Métavers devait nous faire basculer dans un nouveau monde numérique.
Les voitures autonomes devaient remplacer les conducteurs humains en 2020.
Mais la réalité est plus nuancée. Pourquoi ces innovations ont-elles occupé l’espace médiatique pendant des mois avant de disparaître, ou du moins, d’être fortement réévaluées ? Parce que leur succès initial ne reposait pas tant sur une adoption massive que sur une mise en scène de leur inévitabilité.
Le poids des récits : décryptage des biais médiatiques
Dans cette grande fabrique de l’innovation, chaque acteur a son prisme, ses intérêts, ses biais :
Les médias spécialisés : Ils sont à la fois des observateurs et des amplificateurs. Pour exister, ils ont besoin de nouveautés, de tendances à analyser, de révolutions à annoncer. Résultat, l’analyse est souvent survolée, les promesses rarement questionnées.
Les investisseurs et les entreprises tech : Ils vendent l’innovation autant qu’ils la financent. Pour lever des fonds, il faut un récit, un marché à conquérir, une rupture en gestation. Quitte à exagérer l’impact réel d’une technologie.
Les influenceurs et podcasteurs : Autrefois simples relais, ils sont devenus des acteurs à part entière du débat. La montée en puissance de figures comme Ben Thompson ou Packy McCormick montre bien que l’expertise tech est désormais incarnée hors des circuits médiatiques traditionnels.
Les algorithmes de recommandation : En filtrant et en amplifiant certains contenus, ils créent des bulles informationnelles, où une innovation peut sembler omniprésente sans pour autant toucher la réalité des usages.
Résultat : l’innovation est racontée bien avant d’être vécue. Elle est un produit médiatique avant d’être un produit commercial.
Prenons l’exemple des écouteurs Babel Fish, censés permettre une traduction instantanée entre plusieurs langues. Présentés comme une avancée majeure, ils font l’objet d’une couverture enthousiaste, mais peu d’analyses sur leurs limites (latence, erreurs contextuelles, problèmes de confidentialité). L’innovation est alors perçue à travers un prisme déformé : non pas pour ce qu’elle est, mais pour ce qu’elle promet d’être.
De la guerre des récits à la guerre économique
Depuis que Twitter est devenu X sous l’égide d’Elon Musk, la guerre de l’information a changé de dimension. L’information est devenue une arme économique autant qu’un enjeu politique. L’influence ne se mesure plus en impact à long terme, mais en tendances virales, en cycles d’actualité ultra-courts.
Là où les médias traditionnels fonctionnaient selon une temporalité hebdomadaire ou mensuelle, nous sommes passés à un rythme de guerre de l’information qui se joue à l’échelle de la journée, voire de l’heure. Une annonce d’OpenAI peut créer un effet de marché immédiat. Un tweet d’Elon Musk peut bouleverser le cours d’une entreprise.
Prenons DeepSeek, cette dernière IA, annoncée comme une alternative à OpenAI. Son émergence a coïncidé, presque par hasard, avec l’annonce par Donald Trump d’un programme de 500 milliards de dollars pour renforcer l’innovation technologique aux États-Unis. Simple coïncidence ? Ou signe que nous sommes entrés dans une ère où chaque annonce technologique est un mouvement sur l’échiquier de la guerre économique ?
Le rapport entre innovation et information s’est profondément modifié. Nous ne sommes plus dans un processus où l’innovation est observée et commentée. Nous sommes dans un jeu d’influence où celui qui contrôle le récit contrôle l’adoption.
La fragmentation de la vérité
Dans ce contexte, une nouvelle dynamique se met en place : l’innovation n’a plus un seul narratif dominant, mais plusieurs centres de gravité.
Autrefois, une innovation était validée par un processus relativement clair :
Une percée scientifique ou technologique.
Une publication dans un média spécialisé.
Une analyse critique.
Une adoption progressive.
Aujourd’hui, ce schéma vole en éclats. Il existe plusieurs pôles d’influence, chacun attirant son audience, chacun développant sa propre vision de l’innovation. Et plus le centre de gravité est lourd, plus il attire à lui un réseau de créateurs, d’analystes, de relais.
Nous sommes entrés dans une construction sociale de l’innovation où les faits ne précèdent plus forcément le récit. L’histoire s’écrit en temps réel, avec une tension permanente entre la réalité de la technologie et l’image qu’on en donne.
C’est un défi pour les historiens de demain, qui devront analyser non seulement ce qui a été inventé, mais comment ces inventions ont été perçues, racontées, détournées, amplifiées.
Face au chaos informationnel, que reste-t-il de l’innovation ?
Dans cette grande recomposition des récits technologiques, il devient plus difficile que jamais de distinguer le produit du discours qui l’entoure.
Le récit prime-t-il sur la technologie, ou l’inverse ? Impossible à dire. Ce qui est certain, c’est que les lignes entre les deux ne sont plus aussi claires.
Si l’innovation est devenue une guerre d’influence, la vigilance est plus que jamais nécessaire. Qui raconte l’histoire ? Qui a intérêt à ce qu’une technologie soit mise en avant ? Pourquoi parle-t-on d’un sujet précis pendant une semaine, avant de l’oublier la suivante ?
Dans ce monde où les récits prennent le pas sur les faits, une seule chose est certaine : le scepticisme critique est devenu une compétence essentielle. Plus que jamais, interroger l’information, comprendre ses dynamiques et analyser les biais sous-jacents est un impératif.
Non pas pour rejeter l’innovation, mais pour l’appréhender avec lucidité. Car si le récit façonne la technologie, il appartient à chacun d’en décrypter les intentions et d’en mesurer l’impact réel.